Monsieur le président de la République,
VOILA donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre sans doute semblable à celui-ci, pour être parachuté sur la terre de Provence, et devenir le chef d'un peuple de la nuit. Sans la cérémonie d'aujourd'hui, combien d'enfants de France sauraient son nom ? Il ne le retrouva lui-même que pour être tué ; et depuis, sont nés seize millions d'enfants...
Puissent les commémorations des deux guerres s'achever par la résurrection
du peuple d'ombres que cet homme anima, qu'il symbolise, et qu'il fait entrer
ici comme une humble garde solennelle autour de son corps de mort.
Après vingt ans, la Résistance est devenue un monde de limbes
où la légende se mêle à l'organisation. Le sentiment
profond, organique, millénaire, qui a pris depuis son accent de légende,
voici comment je l'ai rencontré. Dans un village de Corrèze,
les Allemands avaient tué des combattants du maquis, et donné
ordre au maire de les faire enterrer en secret, à l'aube. Il est
d'usage, dans cette région, que chaque femme assiste aux obsèques
de tout mort de son village en se tenant sur la tombe de sa propre famille.
Nul ne connaissait ces morts, qui étaient des Alsaciens. Quand ils
atteignirent le cimetière, portés par nos paysans sous la
garde menaçante des mitraillettes allemandes, la nuit qui se retirait
comme la mer laissa paraître les femmes noires de Corrèze,
immobiles du haut en bas de la montagne, et attendant en silence, chacune
sur la tombe des siens, l'ensevelissement des morts français.
Comment organiser cette fraternité pour en faire un combat ? On sait
ce que Jean Moulin pensait de la Résistance, au moment où
il partit pour Londres : « Il serait fou et criminel de ne pas utiliser,
en cas d'action alliée sur le continent, ces troupes prêtes
aux sacrifices les plus grands, éparses et anarchiques aujourd'hui,
mais pouvant constituer demain une armée cohérente de parachutistes
déjà en place, connaissant les lieux, ayant choisi leur adversaire
et déterminé leur objectif. » C'était bien l'opinion
du général de Gaulle. Néanmoins, lorsque, le 1 janvier
1942, Jean Moulin fut parachuté en France, la Résistance n'était
encore qu'un désordre de courage : une presse clandestine, une source
d'informations, une conspiration pour rassembler ces troupes qui n'existaient
pas encore. Or, ces informations étaient destinées à
tel ou tel allié, ces troupes se lèveraient lorsque les Alliés
débarqueraient. Certes, les résistants étaient des
combattants fidèles aux Alliés. Mais ils voulaient cesser
d'être des Français résistants, et devenir la Résistance
française.
C'est pourquoi Jean Moulin est allé à Londres. Pas seulement
parce que s'y trouvaient des combattants français (qui eussent pu
n'être qu'une légion), pas seulement parce qu'une partie de
l'empire avait rallié la France libre. S'il venait demander au général
de Gaulle de l'argent et des armes, il venait aussi lui demander «
une approbation morale, des liaisons fréquentes, rapides et sûres
avec lui ». Le Général assumait alors le Non du premier
jour ; le maintien du combat, quel qu'en fût le lieu, quelle qu'en
fût la forme ; enfin, le destin de la France. La force des appels
de juin 40 tenait moins aux « forces immenses qui n'avaient pas encore
donné », qu'à : « Il faut que la France soit présente
à la victoire. Alors, elle retrouvera sa liberté et sa grandeur.
» La France, et non telle légion de combattants français.
C'était par la France libre que les résistants de Bir Hakeim
se conjuguaient, formaient une France combattante restée au combat.
Chaque groupe de résistants pouvait se légitimer par l'allié
qui l'armait et le soutenait, voire par son seul courage ; le général
de Gaulle seul pouvait appeler les mouvements de Résistance à
l'union entre eux et avec tous les autres combats, car c'était à
travers lui seul que la France livrait un seul combat. C'est pourquoi -
même lorsque le président Roosevelt croira assister à
une rivalité de généraux ou de partis - l'armée
d'Afrique, depuis la Provence jusqu'aux Vosges, combattra au nom du gaullisme
comme feront les troupes du Parti communiste. C'est pourouoi Jean Moulin
avait emporté, dans le double fond d'une boîte d'allumettes,
la microphoto du très simple ordre suivant : « M. Moulin a pour
mission de réaliser, dans la zone non directement occupée
de la métropole, l'unité d'action de tous les éléments
qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs. »
Inépuisablement, il montre aux chefs des groupements le danger qu'entraîne
le déchirement de la Résistance entre des tuteurs différents.
Chaque événement capital - entrée en guerre de la Russie,
puis des États-Unis, débarquement en Afrique du Nord - renforce
sa position. A partir du débarquement, il apparaît que la France
va redevenir un théâtre d'opérations. Mais la presse
clandestine, les renseignements (même enrichis par l'action du noyautage
des administrations publiques) sont à l'échelle de l'Occupation,
non de la guerre. Si la Résistance sait qu'elle ne délivrera
pas la France sans les Alliés, elle n'ignore plus l'aide militaire
que son unité pourrait leur apporter. Elle a peu à peu appris
que s'il est relativement facile de faire sauter un pont, il n'est pas moins
facile de le réparer ; alors que s'il est facile à la Résistance
de faire sauter deux cents ponts, il est difficile aux Allemands de les
réparer à la fois. En un mot, elle sait qu'une aide efficace
aux armées de débarquement est inséparable d'un plan
d'ensemble. Il faut que sur toutes les routes, sur toutes les voies ferrées
de France, les combattants clandestins désorganisent méthodiquement
la concentration des divisions cuirassées allemandes. Et un tel plan
d'ensemble ne peut être conçu, et exécuté, que
par l'unité de la Résistance.
C'est à quoi Jean Moulin s'emploie jour après jour, peine
après peine, un mouvement de Résistance après l'autre
: « Et maintenant, essayons de calmer les colères d'en face...
» Il y a, inévitablement, des problèmes de personnes
; et bien davantage, la misère de la France combattante, l'exaspérante
certitude pour chaque maquis ou chaque groupe franc, d'être spolié
au bénéfice d'un autre maquis ou d'un autre groupe, qu'indignent,
au même moment, les mêmes illusions... Qui donc sait encore
ce qu'il fallut d'acharnement pour parler le même langage à
des instituteurs radicaux ou réactionnaires, des officiers réactionnaires
ou libéraux, des trotskistes ou communistes retour de Moscou, tous
promis à la même délivrance ou à la même
prison ; ce qu'il fallut de rigueur à un ami de la République
espagnole, à un ancien « préfet de gauche », chassé
par Vichy, pour exiger d'accueillir dans le combat commun tels rescapés
de la Cagoule !
Jean Moulin n'a nul besoin d'une gloire usurpée : ce n'est pas lui
qui a créé Combat, Libération, Franc-tireur, c'est
Frenay, d'Astier, Jean-Pierre Lévy. Ce n'est pas lui qui a créé
les nombreux mouvements de la zone Nord dont l'histoire recueillera tous
les noms. Ce n'est pas lui qui a fait les régiments mais c'est lui
qui a fait l'armée. Il a été le Carnot de la Résistance.
Attribuer peu d'importance aux opinions dites politiques, lorsque la nation
est en péril de mort - la nation, non pas un nationalisme alors écrasé
sous les chars hitlériens, mais la donnée invincible et mystérieuse
qui allait emplir le siècle ; penser qu'elle dominerait bientôt
les doctrines totalitaires dont retentissait l'Europe ; voir dans l'unité
de la Résistance le moyen capital du combat pour l'unité de
la nation, c'était peut-être affirmer ce qu'on a, depuis, appelé
le gaullisme. C'était certainement proclamer la survie de la France.
En février, ce laïc passionné avait établi sa
liaison par radio avec Londres, dans le grenier d'un presbytère.
En avril, le Service d'information et de propagande, puis le Comité
général d'études étaient formés ; en
septembre, le noyautage des administrations publiques. Enfin, le général
de Gaulle décidait la création d'un Comité de coordination
que présiderait Jean Moulin, assisté du chef de l'Armée
secrète unifiée. La préhistoire avait pris fin. Coordonnateur
de la Résistance en zone Sud, Jean Moulin en devenait le chef. En
janvier 1943, le Comité directeur des Mouvements unis de la Résistance
(ce que, jusqu'à la Libération, nous appellerions les Murs)
était créé sous sa présidence. En février,
il repartait pour Londres avec le général Delestraint, chef
de l'Armée secrète, et Jacques Dalsace.
De ce séjour, le témoignage le plus émouvant a été
donné par le colonel Passy. « Je revois Moulin, blême,
saisi par l'émotion qui nous étreignait tous, se tenant à
quelques pas devant le Général et celui-ci disant, presque
à voix basse : "Mettez-vous au garde-à-vous", puis
: "Nous vous reconnaissons comme notre compagnon, pour la libération
de la France, dans l'honneur et par la victoire". Et pendant que de
Gaulle lui donnait l'accolade, une larme, lourde de reconnaissance, de fierté,
et de farouche volonté, coulait doucement le long de la joue pâle
de notre camarade Moulin. Comme il avait la tête levée, nous
pouvions voir encore, au travers de sa gorge, les traces du coup de rasoir
qu'il s'était donné, en 1940, pour éviter de céder
sous les tortures de l'ennemi. »
Les tortures de l'ennemi... En mars, chargé de constituer et de présider
le Conseil national de la Résistance, Jean Moulin monte dans l'avion
qui va le parachuter au nord de Roanne.
Ce Conseil national de la Résistance, qui groupe les mouvements,
les partis et les syndicats de toute la France, c'est l'unité précairement
conquise, mais aussi la certitude qu'au jour du débarquement, I'armée
en haillons de la Résistance attendra les divisions blindées
de la Libération.
Jean Moulin en retrouve les membres, qu'il rassemblera si difficilement.
Il retrouve aussi une Résistance tragiquement transformée.
Jusque-là, elle avait combattu comme une armée, en face de
la victoire, de la mort ou de la captivité. Elle commence à
découvrir l'univers concentrationnaire, la certitude de la torture.
C'est alors qu'elle commence à combattre en face de l'enfer.
Ayant reçu un rapport sur les camps de concentration, il dit à
son agent de liaison, Suzette Olivier : « J'espère qu'ils nous
fusillerons avant. » Ils ne devaient pas avoir besoin de le fusiller.
La Résistance grandit, les réfractaires du travail obligatoire
vont bientôt emplir nos maquis ; la Gestapo grandit aussi, la Milice
est partout. C'est le temps où, dans la campagne, nous interrogeons
les aboiements des chiens au fond de la nuit ; le temps où les parachutes
multicolores, chargés d'armes et de cigarettes, tombent du ciel dans
la lueur des feux des clairières ou des causses ; le temps des caves,
et de ces cris désespérés que poussent les torturés
avec des voix d'enfants... La grande lutte des ténèbres a
commencé.
Le 27 mai 1943, a lieu à Paris, rue du Four, la première réunion
du Conseil national de la Résistance.
Jean Moulin rappelle les buts de la France libre : « Faire la guerre
; rendre la parole au peuple français ; rétablir les libertés
républicaines dans un Etat d'où la justice sociale ne sera
pas exclue et qui aura le sens de la grandeur ; travailler avec les Alliés
à l'établissement d'une collaboration internationale réelle
sur le plan économique et social, dans un monde où la France
aura regagné son prestige. »
Puis il donne lecture d'un message du général de Gaulle, qui
fixe pour premier but au premier Conseil de la Résistance, le maintien
de l'unité de cette Résistance qu'il représente.
Au péril quotidien de la vie de chacun de ses membres.
Le 9 juin, le général Delestraint, chef de l'Armée
secrète enfin unifiée, est pris à Paris.
Aucun successeur ne s'impose. Ce qui est fréquent dans la clandestinité
: Jean Moulin aura dit maintes fois avant l'arrivée de Serreules
: « Si j'étais pris, je n'aurais pas même eu le temps
de mettre un adjoint au courant... » Il veut donc désigner ce
successeur avec l'accord des mouvements, notamment de ceux de la zone Sud.
Il rencontrera leurs délégués le 21, à Caluire.
Ils l'y attendent, en effet.
La Gestapo aussi.
La trahison joue son rôle - et le destin, qui veut qu'aux trois quarts
d'heure de retard de Jean Moulin, presque toujours ponctuel, corresponde
un long retard de la police allemande. Assez vite, celle-ci apprend qu'elle
tient le chef de la Résistance.
En vain. Le jour où, au fort Montluc à Lyon, après
l'avoir fait torturer, l'agent de la Gestapo lui tend de quoi écrire
puisqu'il ne peut plus parler, Jean Moulin dessine la caricature de son
bourreau. Pour la terrible suite, écoutons seulement les mots si
simples de sa soeur : « Son rôle est joué, et son calvaire
commence. Bafoué, sauvagement frappé, la tête en sang,
les organes éclatés, il atteint les limites de la souffrance
humaine sans jamais trahir un seul secret, lui qui les savait tous. »
Comprenons bien que, pendant les quelques jours où il pourrait encore
parler ou écrire, le destin de la Résistance est suspendu
au courage de cet homme. Comme le dit M Moulin, il savait tout.
Georges Bidault prendra sa succession. Mais voici la victoire de ce silence
atrocement payé : le destin bascule. Chef de la Résistance
martyrisé dans des caves hideuses, regarde de tes yeux disparus toutes
ces femmes noires qui veillent nos compagnons : elles portent le deuil de
la France, et le tien. Regarde glisser sous les chênes nains du Quercy,
avec un drapeau fait de mousselines nouées, les maquis que la Gestapo
ne trouvera jamais parce qu'elle ne croit qu'aux grands arbres. Regarde
le prisonnier qui entre dans une villa luxueuse et se demande pourquoi on
lui donne une salle de bains - il n'a pas encore entendu parler de la baignoire.
Pauvre roi supplicié des ombres, regarde ton peuple d'ombres se lever
dans la nuit de juin constellée de tortures.
Voici le fracas des chars allemands qui remontent vers la Normandie à
travers les longues plaintes des bestiaux réveillés : grâce
à toi, les chars n'arriveront pas à temps. Et quand la trouée
des Alliés commence, regarde, préfet, surgir dans toutes les
villes de France les commissaires de la République - sauf lorsqu'on
les a tués. Tu as envié, comme nous, les clochards épiques
de Leclerc : regarde, combattant, tes clochards sortir à quatre pattes
de leurs maquis de chênes, et arrêter avec leurs mains paysannes
formées aux bazookas l'une des premières divisions cuirassées
de l'empire hitlérien, la division Das Reich.
Comme Leclerc entra aux Invalides, avec son cortège d'exaltation
dans le soleil d'Afrique et les combats d'Alsace, entre ici, Jean Moulin,
avec ton terrible cortège. Avec ceux qui sont morts dans les caves
sans avoir parlé, comme toi ; et même, ce qui est peut-être
plus atroce, en ayant parlé ; avec tous les rayés et tous
les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant
des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses
; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes,
avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir
donné asile à l'un des nôtres. Entre, avec le peuple
né de l'ombre et disparu avec elle - nos frères dans l'ordre
de la Nuit...
Commémorant l'anniversaire de la Libération de Paris, je disais
: « Ecoute ce soir, jeunesse de mon pays, ces cloches d'anniversaire
qui sonneront comme celles d'il y a quatorze ans. Puisses-tu, cette fois,
les entendre : elles vont sonner pour toi. »
L'hommage d'aujourd'hui n'appelle que le chant qui va s'élever maintenant,
ce Chant des partisans que j'ai entendu murmurer comme un chant de complicité,
puis psalmodier dans le brouillard des Vosges et les bois d'Alsace, mêlé
au cri perdu des moutons des tabors, quand les bazookas de Corrèze
avançaient à la rencontre des chars de Rundstedt lancés
de nouveau contre Strasbourg. Ecoute aujourd'hui, jeunesse de France, ce
qui fut pour nous le Chant du Malheur. C'est la marche funèbre des
cendres que voici. A côté de celles de Carnot avec les soldats
de l'an II, de celles de Victor Hugo avec les Misérables, de celles
de Jaurès veillées par la Justice, qu'elles reposent avec
leur long cortège d'ombres défigurées. Aujourd'hui,
jeunesse, puisses-tu penser à cet homme comme tu aurais approché
tes mains de sa pauvre face informe du dernier jour, de ses lèvres
qui n'avaient pas parlé ; ce jour-là, elle était le
visage de la France...
(19 décembre 1964.)