Oncle Bill vous regarde


Par Damien Olanier


5 Octobre 2009...


Les coups sourds reprennent.


- Police ! Ouvrez !


Il me faut encore quelques secondes pour émerger de mon sommeil et réaliser que les coups de boutoir qui résonnaient dans ma tête venaient en fait de la porte...


- Ouvrez ! Ou nous désactivons votre Id !


Je me dresse sur mon lit, pleinement éveillé à présent. La police! Chez moi ! A cette heure-ci !


Cela ne veut dire qu'une chose : j'ai été découvert. Mais comment? D'un seul coup, sous l'effet de l'adrénaline, mon cerveau se met à tourner à plein régime. Des questions fusent dans mon esprit :


Le réseau a-t-il été découvert ? Quelqu'un nous a-t-il trahi ? Les autres ne sont-ils pas également en danger... Ne faudrait-il pas les prévenir ? Et toi que vas-tu faire ?


Mécaniquement, sans trop réfléchir, je me dirige vers la porte. Que puis-je faire d'autre ? Si je m'enfuis, je serai rapidement logé et capturé. Si je me cache, ils désactiveront mon Id, pousseront la porte déverrouillée et fouilleront l'appartement de fond en comble. Même s'ils ne trouvent rien , j'aurais l'air fin sans Id. Il paraît qu'il faut des mois pour en obtenir un nouveau et de toutes façons la désactivation restera dans mon log jusqu'à la fin de mes jours : je ne pourrais plus passer un routeur sans être surveillé. Non, il faut que j'aille ouvrir cette porte. Je dois faire face... C'est le seul moyen que j'ai de m'en sortir.


- Voilà ! Voilà ! J'arrive !


Je donne mon login et mot de passe à la porte. Celle-ci coulisse sans bruit et disparaît dans le mur laissant apparaître deux individus à la mine peu amène. Ils portent l'uniforme des Inspecteurs Technique des Connexions : costume sombre, chemise blanche, cravate grise. Seul le petit logo au 4 couleurs donne un peu de gaieté à leur tenue. Je m'efface pour les laisser entrer. Après quelques secondes de silence, le plus petit des deux hommes s'avance, il a l'air sombre et sévère. Sa voix grave tranche singulièrement avec son physique de gringalet.


- Sommes-nous bien au 32567.734.10345.75.33 ?


Il pose sa question machinalement. Il sait parfaitement où il est. Silencieusement, je hoche la tête.


- Vous êtes (il jette un rapide coup d'oeil au PDA accroché à son poignet), monsieur Vialet et votre numéro d'interface est le 79A34D65....


- Oui, dis-je d'un air exaspéré me rendant à peine compte que je viens de lui couper la parole.


L'homme relève les yeux de son bracelet, l'air presque surpris, puis hausse les épaules. Pendant ce temps l'autre promène son regard dans la pièce.


- Monsieur Vialet, nous somme mandatés par l'administrateur de la grappe 65535.65535.65535.0.33 pour perquisitionner votre matériel.


- Puis-je savoir pour quelle raison ?


Le petit homme a l'air de s'offusquer de ma demande. Il jette un rapide coup d'oeil à son collègue, qui l'air amorphe lui fait un petit signe d'impuissance.


- Je crois que vous ne réalisez pas bien qui nous sommes, reprend l'inspecteur sur un ton moins impassible. Au cas ou vous ne vous seriez pas rendu compte, nous agissons pour le compte de la Fédération 33...


- Oui, je sais, 33 : l'ex-territoire français...


L'autre me jette un regard meurtrier pour ne pas avoir respecté la nomenclature mise en place par Seattle 4 ans plus tôt.


- Si vous préférez, me lance-t-il d'un air glacial.


- Je suis bien conscient de votre statut... et ne mets en aucune façon, en question votre autorité. Cependant, cela ne m'ôte pas le droit de savoir ce que l'on me reproche exactement.


Les deux hommes s'entre-regardent un court instant. Le gringalet hausse les épaules et invite, d'un geste, l'autre à prendre la parole.


- Des trames MSP illégales ont été interceptées sur l'un des routeurs du quartier. Il se trouve que l'adresse d'émission de ces trames est la votre.


L'homme finit sa phrase en me fixant avec un sourire vague. Je sens mes mains devenir moites.


J'essaye de répondre avec une voix ferme.


- Illégales ? Qu'ont elles d'illégale ces trames ?


- Elles encapsulent des trames d'un autre protocole : TCP/IP. Vous n'êtes pas sans ignorer que l'utilisation de TCP/IP est strictement interdite.


Je hoche la tête en faisant une tentative d'air blasé. Il faut que je prenne le contrôle de la situation.


- Et alors ?


- Comment ça "Et alors" ? Nous venons contrôler votre installation pour voir si vous n'avez en votre possession des produits illégaux.


A leur grande stupéfaction, je pousse un petit ricanement.


- Allez ! Allez ! Je suis en règle, je vous l'assure ! Tenez, j'ai payé mes contrats Select en avance. Et puis, Vous savez bien comme moi qu'il arrive fréquemment que des pirates utilisent des adresses d'honnêtes gens pour diffuser des matériaux illégaux... Vous n'avez qu'à relire les minutes du procès des membres du gang Linux... Pour ces gens-là, c'est monnaie courante... Tenez encore, hier : cette sombre histoire de trafic avec BSDI. Vous vous rendez compte: oser utiliser BSDI, c'est de l'inconscience... Quant aux criminels sous Macintosh, tant qu'on n'aura pas brûlé toutes leur machines...


- Monsieur Vialet, nous savons bien tout cela... Il est inutile de vous sentir accusé. Nous ne sommes là que pour une vérification de routine...


Il reprend son petit sourire. Ma bouche s'assèche un peu plus. Pourtant, si je veux avoir une petite chance de m'en sortir, il faut que je garde mon calme. Le gringalet, resté silencieux pendant que l'autre m'exposait la situation, reprend la parole :


- Monsieur Vialet, soyez raisonnables. Laissez-nous entrer. Nous allons juste jeter un petit coup d'oeil sur votre installation.


Et sans attendre de réponse de ma part, il me pousse sur le côté et pénètre dans mon appartement. Sans hésiter, il se dirige vers l'ordinateur. Tant bien que mal, je le suis, l'autre derrière moi ferme la marche. Il suffit de quelques secondes d'observation au petit homme pour remarquer les "anomalies" de ma configuration.


- Qu'est-ce que c'est que ça ?


Son doigt est pointé vers le vieux connecteur SCSI qui dépasse sur le coté de la machine. J'essaye de ne pas trembler.


- Oh ca ? Un vielle prise... Dont je ne me sers plus.


- Qu'est-ce que ça fait là alors ?


- Vous savez ma machine est assez vieille, je l'ai pas mal bricolée et il y a un tas de trucs qui sont devenus obsolètes...


Il relève la tête soupçonneux. Je jette un coup d'oeil sur le coté pour constater que le grand type est en train d'examiner le portrait du Président, le dernier en date, celui sur lequel est écrit : "William est notre ami ! William nous aime tous !". Je ne peux réprimer un frisson. Le petit homme hausse les épaules avant de poursuivre son inspection. "Vous n'ignorez pas, dit-il, qu'il est interdit de détenir des dispositifs de stockage se branchant directement sur votre terminal. Tout dispositif doit passer par le Réseau."


- Oui, je sais... toutes mes données transitent par Seattle 33... Je peux vous montrer les logs...


Il fait un signe péremptoire de la main et continue son examen de ma machine. Pendant ce temps, l'autre fouille les tiroirs de la commode sous le portrait du président. Il extirpe du fond d'un tiroir un vieux câble parallèle avec un air entendu.


- Et vos impressions, monsieur Vialet, transitent-elles aussi par le réseau comme l'exige le règlement ?


- Je... je vous assure que je ne...


- Ca suffit ! coupe le gringalet. Il y a trop de matériel suspect ici. On vous embarque. Vous vous expliquerez avec le Routeur principal...


J'essaye de parler, de me justifier mais aucun son ne sort de ma bouche. Le petit homme fait signe au grand de se déplacer pour me couper la route au cas où je chercherai à fuir. En se retournant l'homme donne involontairement un coup de coude dans le portrait. La photo vacille quelques instants avec une amplitude suffisante pour révéler la niche qui se trouve derrière elle dans le mur... Mon regard croise celui de l'inspecteur, je sais déjà que je suis perdu...


- Qu'avons-nous là? fait le grand en retirant le cadre pour examiner la cache. OS/2 Warp 5.5 ! Intéressant ! Très intéressant.


La panique me gagne, me submerge, je n'arrive pas à organiser une seule pensée cohérente.


- Vous savez sans doute ce que la détention d'un tel objet implique pour vous ? C'est un crime de haute trahison ! Monsieur Vialet, vous êtes immédiatement déchu de vos droits. Nous allons vous conduire au Routeur principal. De là, vous partirez dès ce soir au camp de rééducation de Seattle.


Je me mets à hurler des insultes sans pouvoir me contrôler. A travers mes cris j'entends vaguement le petit homme parler. "Estimez-vous heureux. William est clément ! La peine de mort ne serait pas assez douce pour ce crime ignoble".


Instinctivement, j'essaye de fuir, mais le grand type m'attrape et me ceinture. Je hurle, je me débat comme un diable, mais la prise de mon adversaire se resserre inexorablement sur moi. Ma dernière sensation, est celle de la seringue pénétrant mon avant bras droit. Pendant une fraction de seconde, j'ai l'impression de flotter, la lumière vacille, puis... Plus rien...


- Monsieur ! hé monsieur ! réveillez vous !


Ca secoue... Ca secoue encore plus fort. J'émerge lentement. Un visage me regarde l'air inquiet. Quand il constate que j'ouvre les yeux, il se rassure.


- C'est le terminus monsieur ! Faut descendre.


- Le terminus ?


Le chauffeur du bus me regarde un peu désapprobateur comme si j'avais bu. Je me lève et ramasse l'exemplaire de "Expert PC +" que je lisais lorsque je me suis endormi.


Le chauffeur désigne le magazine du menton.


- Je ne sais pas ce que vous lisiez, mais ça à l'air radical pour piquer du nez.


Je feuillette le magazine machinalement tout en me dirigeant vers la sortie. Assommé, encore sous le coup de cet affreux cauchemar.


- Oh... C'était juste un article sur le prochain Windows NT... Je lisais... et je me suis endormi.


L'homme me regarde comme si je parlais araméen. Je précise :


- Juste un test sur un logiciel de Microsoft.


Je viens de réinventer la pierre de Rosette : le visage du conducteur s'illumine.


- Ah oui ! Microsoft, les mecs qui font tous les trucs pour les ordinateurs.


Puis sur le ton de la conversation courante:


- Il paraît qu'ils font des trucs bien ces gars-là... Le bidule Windows... Vous allez sûrement l'acheter...


Je me retourne un bref instant et regarde le type dans les yeux :


- Je ne crois pas... Non vraiment je ne crois pas du tout...


Je quitte le bus.



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