Cette fois-ci, John et Virginie Bates étaient décidés. Cela
faisait déjà un petit moment que cette idée les travaillait. Mais
ils avaient toujours repoussé l'échéance, sous prétexte d'être
encore trop jeunes et d'avoir une longue vie devant eux pour y
réfléchir. Un moyen simple de biaiser les responsabilités et les
engagements trop pesants pour des épaules d'une vingtaine
d'années. Pourtant, ce matin, l'agence Douglas avait réussi le
tour de force de les vieillir d'au moins dix ans. D'un coup.
Comme par enchantement. Avec une simple lettre.
Depuis qu'il s'était abonné au Times, John avait pris l'habitude
de ramasser le courrier avant de partir au laboratoire. Il avait
toujours détesté l'autobus. Toute cette foule à moitié endormie
et flanquée de mauvais parfum qui s'entasse dans un espace aussi
réduit, lui donnait la nausée. S'adonner à la lecture était pour
lui le meilleur moyen d'éviter que son regard n'aille se poser
sur les gouffres bâillants de ses congénères enveloppés d'une
haleine de café fort et de cendriers froids. Il ne détestait pas,
non plus, la contenance que lui donnait le journal. Bon nombre de
jeunes gens de son âge auraient préféré une revue sportive ou une
bande dessinée. Mais John s'était toujours préoccupé de son
image. C'était un garçon sérieux et il voulait que cela se sache.
Toujours tiré à quatre épingles et jamais une minute de retard,
il était le pur fruit d'une éducation stricte, dispensée par les
pères catholiques de Windwood. Raffiné et sophistiqué. Ses
parents ne s'étonnèrent donc pas lorsque John leur annonça qu'il
avait obtenu un poste d'ingénieur chimiste au Medical Downset
Institut, réputé pour inonder de remèdes miracles le marché des
neuroleptiques et autres déstressants de tout genre. Et c'était
là que John avait rencontré Virginie. Il en était tombé
immédiatement amoureux, terrassé par un coup de foudre qu'il
n'avait jamais ressenti auparavant. Et même les gants de
plastique, même la coiffe de cette pulpeuse laborantine n'étaient
parvenu à lui altérer sa beauté. Puis tout s'était précipité:
Chez les Bates, on ne badine pas avec ces choses là ! Quelques
mois plus tard, John et Virginie avaient échangé leurs alliances
dans la petite église de Stardust, devant une assemblée empreinte
d'une euphorie qui la portait du rire aux larmes, mais rassurée
d'avoir une nouvelle fois sauvé l'honneur de la famille. Et le
rêve de John avait rejoint la réalité. Virginie ne se contentait
pas d'être une ravissante jeune femme, elle avait en plus toutes
les qualités d'une parfaite maîtresse de maison. Et puis, ce
n'était pas une femme comme toutes les autres. Non ! C'était SA
femme. Et bientôt, elle allait lui donner SON premier enfant. Et
John vivait sur un nuage, conforté par sa réussite
professionnelle et affective.
Mais il détestait l'autobus...
Et il ne le prit pas ce matin du premier juin.
Parmi toutes les lettres que le facteur venait de déposer, il y
en avait une que John put repérer d'un simple coup d'oeil. Avec
un logo qui s'étalait sur un quart de l'enveloppe et un "D" doré
à l'or fin, il était impossible de la rater. L'agence Douglas
avait les moyens. Il est vrai que lorsqu'on se spécialise dans la
location d'appartements et de villas de luxe, on se doit de faire
bonne mine devant sa clientèle. Image de marque oblige. Mais tout
n'était que poudre aux yeux. En réalité, les Douglas s'étaient
fait leur réputation sur quelques vieux logements, acquis pour
une bouchée de pain et retapés avec des matières un peu plus
nobles que celles des traditionnels cache-misère. Et tout le
monde tombait dans le panneau.
John se souvenait de la phrase que la femme de l'agence - une
vieille fille croulant sous ses bijoux - avait apposée sur le
bail, le jour de l'état des lieux: appartement en parfait état.
Et John, comme envoûté par l'endroit, s'était empressé de donner
sa signature. Il avait trouvé le loyer un peu cher, mais il avait
convenu qu'une vue aussi splendide sur les collines de Belmont
valait bien ce prix là.
Or, depuis un an, le petit nid d'amour des Bates s'était
transformé en chantier permanent, voyant défiler jours après
jours les différents corps de métier du bâtiment. Ce fut d'abord
le rideau déroulant de la baie vitrée qui rendit l'âme. Coincé en
bas. Impossible de le remonter. Les Douglas envoyèrent un
spécialiste qui conclut à une usure du mécanisme. La commande des
pièces et les travaux laissèrent John et Virginie dans le noir
pendant plus d'un mois. Ils eurent, pendant ce temps,
l'impression de tourner en cage, obligés de s'éclairer en pleine
journée et privés de soleil couchant sur Belmont.
Trois mois plus tard, la moquette du salon fut emportée par une
inondation. Le détendeur de la salle de bain avait pourtant donné
des signes avant-coureurs en laissant échapper de petites gouttes
de temps à autre. Rien de bien inquiétant, avait pensé John en
glissant une serpillière sous la tuyauterie. Mais la pression
avait fait sauter le bouchon de sécurité et l'eau s'était
répandue dans les pièces avoisinantes. Ce fut alors un ballet de
plombiers et de tapissiers dirigé par la baguette d'un assureur
perplexe.
Les Bates attribuèrent ces incidents à la malchance. L'essentiel
étant pour eux que les réparations soient effectuées sans qu'ils
aient le moindre penny à verser. En décembre dernier, ce fut le
tour des convecteurs électriques qui se mirent à lâcher les uns
après les autres. Surchauffe, leur confirma l'électricien de
l'agence Douglas en emportant les radiateurs dans sa camionnette.
Toutes les résistances à changer. Dans une quinzaine de jours, ce
sera rentré dans l'ordre, leur avait-il affirmé comme s'il avait
voulu les rassurer. Et c'est ainsi que John et Virginie passèrent
le réveillon de Noël recroquevillés sous une couette et jetant
désespérément un regard sur le thermomètre dont le mercure
refusait d'indiquer plus de huit degrés.
Mais les Bates aimaient leur appartement. Malgré tous ces
désagréments, l'envie de déménager ne leur effleura même pas
l'esprit. Du moins, pas à cette époque. Ce n'est que plus tard,
qu'ils commencèrent à flairer l'arnaque: l'agence Douglas usant
de stratagèmes douteux et déloyaux avait bel et bien l'intention
de leur faire supporter les frais engagés pour les réparations
par le biais de versements détournés. Les charges furent bientôt
doublées et le montant du loyer entreprit une ascension
vertigineuse. Les Douglas avaient informé John que tout était
parfaitement légal. Que le prix du loyer était constamment
recalculé suivant un index imposé. Cela ne l'empêcha pas de se
rendre à l'agence, le mois dernier, pour leur faire part de son
refus de payer davantage. Et John était rentré dans une telle
colère, qu'il pensait avoir écarté ce problème une fois pour
toutes. Il hésita pourtant à décacheter l'enveloppe... Puis il
inspira profondément et se donna le courage de lire son contenu.
John n'en crut pas ses yeux. Ses mains se mirent à trembler
nerveusement et son visage se voila d'une couleur pourpre. Il
tourna rapidement les talons et enjamba deux par deux les marches
de l'escalier qui le séparait de sa femme.
En arrivant à son niveau, il lui tendit la lettre dans un geste
désespéré et se laissa tomber sur un fauteuil en soufflant, les
bras ballants de chaque côté des accoudoirs comme s'il avait été
ivre mort.
- Ce n'est pas vrai ! s'exclama Virginie dégoûtée. Ils ont encore augmenté...
- Oui ! répondit John d'un signe de tête. Ce n'est plus possible,
il va falloir s'en aller...
Virginie s'effondra en larmes et alla rejoindre John sur son
fauteuil.
- Allez, calme-toi, fit-il en lui caressant les cheveux. Après
tout, ce n'est pas si grave... Tu te souviens de ce que l'on
s'était promis lorsque nous nous sommes rencontrés ? De notre
maison, avec son grand jardin où gambaderaient nos enfants ? Tu
t'en souviens ?
- Oui, dit Virginie d'une voix étranglée.
- Et bien, je pense que c'est le moment de la rechercher. Si l'on
arrive à trouver un viager valable, je suis certain qu'on ne
paiera pas plus cher qu'ici. Peut-être même moins.
- Un viager ? fit Virginie en se redressant.
- Mon père m'en a parlé, il y a quelque temps. Pour lui, c'est la
meilleure solution. C'est comme ça qu'il a acheté sa maison... A
moitié-prix de sa valeur. Un coup de chance, si tu me permets
l'expression: l'ancien propriétaire est mort tout juste sept ans
après qu'ils aient signé le contrat.
- C'est malsain, reprit Virginie.
- Pas du tout ! Ca arrange tout le monde. D'un côté, les petits
vieux sont ravis de gagner de l'argent et toi tu deviens
propriétaire à moindre frais. Chacun s'y retrouve...
- Tu crois vraiment ? demanda Virginie.
- Mais c'est certain, tu n'as pas de soucis à te faire. D'ailleurs
mon père est prêt à nous aider pour le bouquet...
- Bon, c'est d'accord fit-elle en retrouvant le sourire. On va
chercher un viager.
John prit sa femme dans ses bras et ils se mirent à danser une
valse imaginaire, poussés par le souffle du renouveau. Puis, il
jeta un regard sur sa montre, téléphona à la station et partit
peu après, s'engouffrer dans le taxi qui l'attendait sur le pas
la porte. Ce matin du premier juin, John ne prit pas l'autobus.
Peter Croford était certainement le spécialiste le plus qualifié
pour ce genre de transaction. Il proposa aux Bates plus d'une
vingtaine de maisons, répondant toutes à leurs critères de
recherche: au moins deux chambres, un grand jardin, une cave et
une exposition plein sud. Il leur conseilla toutefois la villa
"My Dream", appartenant à Katia Loufnov, une vieille veuve de
soixante-quinze ans, fille d'intellectuels russes ayant émigré
lors de la Révolution.
- Une bonne affaire! souligna Croford. Un bouquet et une rente peu
élevés et entre nous soit-dit, à son âge elle n'en a plus pour
bien longtemps ! Seule ombre au tableau: c'est un viager occupé.
Il faudra vivre avec elle en attendant la fin...
- Ca ne nous dérange pas ! répondit John en dévorant la photo des
yeux.
- Très bien ! conclu Croford. Je préviens immédiatement madame
Loufnov que nous allons passer.
Quelques instants plus tard, Croford invita les Bates à le
suivre. John décocha un clin d'oeil à Virginie. Elle le lui
renvoya et il comprit que sa femme avait déjà adopté cette maison.
Katia Loufnov les attendait sur le bord de la route et envoya un
signe de bienvenue lorsqu'elle vit s'approcher la voiture de
Croford. L'excitation des Bates était à son comble et cet accueil
les rassura.
Ils la saluèrent à leur tour et le premier contact fut
encourageant. Katia était un petit bout de femme, toute courbée,
affichant sur son visage le sourire d'une jeunesse passée. Elle
était l'archétype des mamies-gâteaux dont rêvent les enfants.
C'était une petite pomme ridée que l'on aurait volontiers
croquée. Elle se plaisait aussi à conserver un léger accent russe
qui lui apportait une touche d'exotisme et qui n'était
certainement pas étranger au surnom que lui avaient donné les
commerçants du quartier: la comtesse.
L'affaire fut rapidement traitée. Dès leur première visite, les
Bates tombèrent littéralement amoureux de la maison. Quelque
chose de magique s'échappait de ces murs épais et de ces hauts
plafonds sculptés. Une quiétude indescriptible, comme un retour
en arrière. Une sobriété totale, à la fois vierge et capiteuse.
John se voyait déjà régner en maître sur ce domaine. C'était
exactement ce qu'il lui fallait : un endroit digne de sa
personnalité. Et la comtesse n'était pas un obstacle à cette
acquisition. Elle n'avait rien d'une vieille bigote qui leur
aurait empoisonné la vie. Au contraire... Elle se mit en quatre
pour leur paraître le plus agréable possible, allant jusqu'à
autoriser les Bates à effectuer les aménagements qu'ils
envisageaient et ce, de son vivant. La comtesse n'émit qu'une
seule réserve sur une pièce: sa chambre. Elle souhaitait que
personne ne touche à l'endroit où elle entreposait les archives
de sa vie bien remplie. Ainsi, livres, photographies, lettres,
peintures et bibelots ne devaient quitter ce lieu avant sa mort.
C'était la seule condition. Les Bates promirent de respecter
cette convention.
Trois jours plus tard, ils se retrouvèrent dans l'étude d'un
notaire et y signèrent les papiers qui les rendraient
officiellement propriétaires de la villa "My Dream", après le
décès de Katia.
Cela faisait déjà deux mois que John et Virginie avaient aménagé
chez la comtesse. Deux mois qu'ils savouraient la tranquillité,
loin de l'agence Douglas. Et la cohabitation avec Katia se
déroulait pour le mieux. En réalité, ils ne se voyaient pas
beaucoup. Certes, ils avaient convenu de prendre leurs repas
ensemble, mais la comtesse passait le plus clair de son temps
cloîtrée dans sa chambre.
Virginie, enceinte de quatre mois, avait décidé d'arrêter de
travailler. John, lui, partageait son temps entre le laboratoire
et les menus travaux de sa future propriété.
Puis arriva le dix-sept août... John avait posé sa journée de
congés. Pour rien au monde il aurait voulu être absent le jour de
l'anniversaire de sa femme.
Les Bates passèrent l'après midi à décorer la maison et à
préparer une petite fête pour le soir. A huit heures, ils
proposèrent à la comtesse de se joindre à eux. Dans un premier
temps, elle déclina leur invitation, prétextant n'avoir rien
prévu pour l'occasion. Puis elle céda devant leur insistance. Il
était hors de question qu'ils s'amusent en laissant Katia de côté.
Le dîner se déroula sous le signe de la bonne humeur, chacun y
allant de sa petite anecdote et dégustant les plats fins,
commandés chez un traiteur pour l'occasion. A la fin du repas,
John se rendit à la cuisine en éteignant au passage la lumière du
salon. Puis il réapparut quelques instants plus tard, en
entonnant un cacophonique "Happy Birthday", les bras chargés d'un
énorme gâteau en forme de coeur et surmonté de vingt-quatre
bougies. Virginie, hilare, se mit à applaudir.
John déboucha le champagne, puis plaça deux paquets-cadeaux devant
l'assiette de sa femme:
- Joyeux anniversaire, ma chérie! fit-il en lui glissant un baiser
discret sur l'oreille. Ils portèrent un toast à la santé de
Virginie. L'alcool leur monta à la tête...
- Vas-y ! Ouvre ! lança John.
Virginie posa sa coupe et déballa minutieusement ses cadeaux.
- Une montre en or... Un voile en soie... Johnny, c'est trop !
fit-elle émerveillée.
- Mais non, rien n'est trop beau pour toi ! reprit John fier de
lui.
Katia les regardait fixement. Gênée...
- Ca ne va pas ? lui demanda John.
- Si, ça va très bien ! Seulement... je ne savais pas que c'était
l'anniversaire de Virginie et...
- Ne vous en faîtes pas ! fit John en la coupant. On ne vous a
pas invité pour cela.
- J'aimerais quand même marquer le coup, reprit-elle.
Katia se leva et demanda à Virginie de tendre sa main gauche.
Puis la comtesse retira la bague qu'elle portait à l'index et
l'enfila sur un doigt que Virginie lui présentait.
- C'est un vrai rubis, elle a beaucoup de valeur. Mon père me
l'avait offerte pour mes vingt ans. J'avais pensé la donner à ma
fille qui, elle même, l'aurait donnée à la sienne et ainsi de
suite de génération en génération. Malheureusement je ne me suis
jamais mariée... Alors vous... vous êtes un peu comme mes
enfants...
- Je ne sais pas si je peux l'accepter, fit Virginie en admirant
sa main.
- Comment ça ? fit Katia d'un air gentiment offusqué. Et ce n'est
pas tout, j'ai un deuxième cadeau: à partir d'aujourd'hui, vous
ne paierez plus la rente viagère...
Les Bates échangèrent un regard empli de surprise.
- C'est normal ! reprit la comtesse. Je ne vais tout de même pas
faire payer mes enfants...
Un matin, la comtesse arriva en pleurs au petit déjeuner. Elle
révéla aux Bates qu'elle avait fait tomber accidentellement le
portrait de son père, posé depuis quarante ans à la même place
sur son bureau. Dans sa chute, la petite toile avait rencontré un
objet contondant et s'était déchirée. Même si ce tableau n'avait
aucune valeur marchande, Katia y attachait une importance
particulière. Elle avait dû adorer ses parents et, au-delà de la
mort, elle s'efforçait de préserver un souvenir intact. Une
mémoire fidèle.
John comprit que la chambre de Katia n'était pas un vulgaire
débarras comme il l'avait cru en arrivant à la maison. Non...
C'était une chapelle... C'était son monde. Et il comprit aussi
que Katia ne vivait pas dans le présent. Que chaque objet
rappelait à la comtesse les moments heureux de sa jeunesse. Ce
n'était pas pour s'isoler que Katia s'enfermait des heures dans
cet endroit, mais c'était tout simplement pour vivre au milieu
des siens.
John se dit que rien ne remplacerait cette petite toile
déchirée...
Septembre...
John était au laboratoire. La comtesse dans sa chambre. Virginie
profitait des derniers rayons de soleil, allongée sur l'herbe du
jardin. Soudain, une douleur violente la fit se redresser et elle
poussa un cri. Le bébé commençait à manifester vivement sa
présence.
Alertée par le bruit, la comtesse arriva en forçant le pas:
- Qu'y a t-il Virginie ? demanda t-elle essoufflée.
- Rien de grave, rassurez-vous. C'est le petit monstre qui
commence à faire des siennes !
Puis elle lui présenta son ventre redondant:
- Tenez, touchez ! Vous allez voir comme il cogne !
La comtesse posa ses mains sur le corps de Virginie.
- Dites, il y va fort ! Ca va sûrement être un garçon !
Cette remarque amusa Virginie. Elle se demanda comment une
vieille fille pouvait savoir une chose pareille.
Deux jours que la comtesse n'avait pas quitté sa chambre.
Virginie lui avait proposé d'appeler un médecin mais elle avait
refusé.
Pas besoin de ça ! lui avait répondu Katia. Je sais bien ce que
j'ai. Elle expliqua qu'elle était victime de terribles crises
d'angoisse durant la nuit et qu'elle n'arrivait à trouver le
sommeil que durant la journée.
John la rassura. Il connaissait ce genre de problème sur le bout
des doigts et il promit à Katia de lui rapporter un médicament du
laboratoire.
Le soir venu John pénétra dans la chambre, tenant dans une main
un verre d'eau et dans l'autre une boîte d'Axon, un puissant
somnifère dont il avait participé à élaborer la formule.
- Voilà ! fit-il en saisissant une gélule. Vous allez m'avaler ça
un quart d'heure avant de vous coucher. Vous verrez, vous allez
dormir comme un loir.
- Ce n'est pas dangereux au moins ? demanda la comtesse.
- Si vous respectez la dose, ça ne vous fera pas le moindre mal.
Une gélule tous les soirs pendant un mois et vous retrouverez
votre sommeil d'avant...
- Une gélule, pas plus ! répéta la comtesse avant d'avaler le
médicament.
Katia dormit parfaitement bien cette nuit-là. Elle se réveilla à
dix heures le lendemain matin. Par la fenêtre de sa chambre, elle
aperçut John affairé à creuser un trou juste devant la grille de
la maison. Il lui avait demandé l'autorisation de construire un
abri de jardin. Un débarras... Son monde à lui en quelque sorte.
Et elle lui avait donné l' autorisation. Les Bates et la comtesse
passèrent leur après-midi à jouer au Scrabble. Katia avait l'air
plus détendue. Bien reposée.
Le lendemain matin, comme tous les lundis, John se rendit au
laboratoire. Vers dix heures, un collègue vint le prévenir que sa
femme venait de téléphoner et qu'il fallait rappeler chez lui de
toute urgence. Ca a l'air grave lui avait-on dit. Virginie
décrocha immédiatement:
- John, c'est toi ? fit elle en larmes.
- Oui, que se passe-t-il ?
- C'est Katia, fit Virginie entre deux sanglots... Elle ne bouge
plus... Elle est sur son lit, toute froide... je crois qu'elle
est...
- Appelle un médecin, fit John d'une voix chevrotante. Surtout ne
touche à rien, j'arrive tout de suite.
Du bout de la rue, John vit qu'une voiture de police était garée
devant chez lui. Le médecin appelé au chevet de Katia avait en
effet trouvé bizarre de découvrir une boîte d'Axon totalement
vide, cachée dans les draps de la morte. Et il avait préféré
avertir les autorités. Virginie, voulant expliquer sa présence
dans la maison, avait informé l'inspecteur Hilton de leur achat
en viager. Et il y eut comme un déclic dans son esprit. Les gens
de soixante-quinze ans ne se suicident que très rarement.
Hilton fit mettre des scellés sur la serrure de la chambre. Il
emmena avec lui un cahier qu'il avait trouvé sur le bureau de la
comtesse et qu'il avait déjà commencé à feuilleter avec intérêt.
Puis il pria les Bates de le suivre au poste. John et Virginie
trouvèrent étrange de devoir faire leur déposition chacun de leur
côté. Puis Hilton les convoqua dans son bureau et commença la
lecture du cahier de Katia en ne gardant que les pages qui
l'intéressaient:
... 18 août: Des objets disparaissent. Je ne retrouve plus ma
bague. Je ne m'en sépare pourtant jamais, sauf pendant la
toilette. J'ai pensé que je l'avais oubliée à la salle de bain
mais je ne l'ai pas retrouvée. C'est étrange...
... 19 août: Elle a volé ma bague. Cette petite garce a volé ma
bague. Elle la porte sur sa main gauche. Elle ne la cache pas.
Elle l'exhibe devant moi comme pour me narguer. J'ai peur de la
lui demander. Elle est complètement folle...
... 29 août: Ils sont contre moi. Ils sont fous tous les deux. Ce
matin la petite garce est venue dans la chambre. Elle croyait que
je dormais mais j'étais éveillée. Elle a lacéré de coups de
couteau le portrait de mon cher papa. Ils me cherchent. Ils
veulent que je meure. Ils veulent la maison pour eux seuls. Et ma
chambre pour leur progéniture. J'ai très peur...
... 4 septembre: Ils ne m'ont pas payé le loyer. C'est un signe...
... 12 septembre: Ils ne m'ont toujours pas donné d'argent. Je
n'ose pas leur dire. Ils me tueraient tout de suite. La petite
garce m'a fait toucher son ventre. J'ai senti son monstre à
travers sa peau. C'était horrible. Elle a voulu me prévenir qu'il
allait bientôt être là pour me remplacer...
... 19 septembre: Je n'arrive plus à trouver le sommeil. J'ai
trop peur...
... 20 septembre: Il a creusé un trou dans le jardin. Je crois que
c'est la fin. Il est décidé à me tuer...
- Ce sont les dernières lignes, fit Hilton en refermant le
cahier. C'était pourtant bien vu le coup du suicide. Dommage que
la comtesse ait eu des talents d'écrivain.
Les Bates furent immédiatement mis en état d'arrestation. Les
empreintes laissées sur la boîte d'Axon confondirent John. Bien
sûr la comtesse avait pris soin d'utiliser un mouchoir. De plus,
on ne retrouva pas trace d'une ordonnance et John dut avouer que
c'était bien lui qui avait apporté le médicament.
John fut pendu l'année suivante. Virginie purgea une peine de
prison de cinq ans, pour complicité, pendant laquelle elle donna
naissance à un petit William. Le portrait craché de son père.
Un sacré petit monstre, celui-là !
Frédéric Belin. Merci pour vos
appréciations. Roman "On achève bien les cadavres" disponible sur
Internet.