Une comtesse en viager


Par Frédéric Belin


Cette fois-ci, John et Virginie Bates étaient décidés. Cela faisait déjà un petit moment que cette idée les travaillait. Mais ils avaient toujours repoussé l'échéance, sous prétexte d'être encore trop jeunes et d'avoir une longue vie devant eux pour y réfléchir. Un moyen simple de biaiser les responsabilités et les engagements trop pesants pour des épaules d'une vingtaine d'années. Pourtant, ce matin, l'agence Douglas avait réussi le tour de force de les vieillir d'au moins dix ans. D'un coup. Comme par enchantement. Avec une simple lettre.


Depuis qu'il s'était abonné au Times, John avait pris l'habitude de ramasser le courrier avant de partir au laboratoire. Il avait toujours détesté l'autobus. Toute cette foule à moitié endormie et flanquée de mauvais parfum qui s'entasse dans un espace aussi réduit, lui donnait la nausée. S'adonner à la lecture était pour lui le meilleur moyen d'éviter que son regard n'aille se poser sur les gouffres bâillants de ses congénères enveloppés d'une haleine de café fort et de cendriers froids. Il ne détestait pas, non plus, la contenance que lui donnait le journal. Bon nombre de jeunes gens de son âge auraient préféré une revue sportive ou une bande dessinée. Mais John s'était toujours préoccupé de son image. C'était un garçon sérieux et il voulait que cela se sache. Toujours tiré à quatre épingles et jamais une minute de retard, il était le pur fruit d'une éducation stricte, dispensée par les pères catholiques de Windwood. Raffiné et sophistiqué. Ses parents ne s'étonnèrent donc pas lorsque John leur annonça qu'il avait obtenu un poste d'ingénieur chimiste au Medical Downset Institut, réputé pour inonder de remèdes miracles le marché des neuroleptiques et autres déstressants de tout genre. Et c'était là que John avait rencontré Virginie. Il en était tombé immédiatement amoureux, terrassé par un coup de foudre qu'il n'avait jamais ressenti auparavant. Et même les gants de plastique, même la coiffe de cette pulpeuse laborantine n'étaient parvenu à lui altérer sa beauté. Puis tout s'était précipité: Chez les Bates, on ne badine pas avec ces choses là ! Quelques mois plus tard, John et Virginie avaient échangé leurs alliances dans la petite église de Stardust, devant une assemblée empreinte d'une euphorie qui la portait du rire aux larmes, mais rassurée d'avoir une nouvelle fois sauvé l'honneur de la famille. Et le rêve de John avait rejoint la réalité. Virginie ne se contentait pas d'être une ravissante jeune femme, elle avait en plus toutes les qualités d'une parfaite maîtresse de maison. Et puis, ce n'était pas une femme comme toutes les autres. Non ! C'était SA femme. Et bientôt, elle allait lui donner SON premier enfant. Et John vivait sur un nuage, conforté par sa réussite professionnelle et affective.


Mais il détestait l'autobus...


Et il ne le prit pas ce matin du premier juin.




Parmi toutes les lettres que le facteur venait de déposer, il y en avait une que John put repérer d'un simple coup d'oeil. Avec un logo qui s'étalait sur un quart de l'enveloppe et un "D" doré à l'or fin, il était impossible de la rater. L'agence Douglas avait les moyens. Il est vrai que lorsqu'on se spécialise dans la location d'appartements et de villas de luxe, on se doit de faire bonne mine devant sa clientèle. Image de marque oblige. Mais tout n'était que poudre aux yeux. En réalité, les Douglas s'étaient fait leur réputation sur quelques vieux logements, acquis pour une bouchée de pain et retapés avec des matières un peu plus nobles que celles des traditionnels cache-misère. Et tout le monde tombait dans le panneau.


John se souvenait de la phrase que la femme de l'agence - une vieille fille croulant sous ses bijoux - avait apposée sur le bail, le jour de l'état des lieux: appartement en parfait état. Et John, comme envoûté par l'endroit, s'était empressé de donner sa signature. Il avait trouvé le loyer un peu cher, mais il avait convenu qu'une vue aussi splendide sur les collines de Belmont valait bien ce prix là.


Or, depuis un an, le petit nid d'amour des Bates s'était transformé en chantier permanent, voyant défiler jours après jours les différents corps de métier du bâtiment. Ce fut d'abord le rideau déroulant de la baie vitrée qui rendit l'âme. Coincé en bas. Impossible de le remonter. Les Douglas envoyèrent un spécialiste qui conclut à une usure du mécanisme. La commande des pièces et les travaux laissèrent John et Virginie dans le noir pendant plus d'un mois. Ils eurent, pendant ce temps, l'impression de tourner en cage, obligés de s'éclairer en pleine journée et privés de soleil couchant sur Belmont.


Trois mois plus tard, la moquette du salon fut emportée par une inondation. Le détendeur de la salle de bain avait pourtant donné des signes avant-coureurs en laissant échapper de petites gouttes de temps à autre. Rien de bien inquiétant, avait pensé John en glissant une serpillière sous la tuyauterie. Mais la pression avait fait sauter le bouchon de sécurité et l'eau s'était répandue dans les pièces avoisinantes. Ce fut alors un ballet de plombiers et de tapissiers dirigé par la baguette d'un assureur perplexe.


Les Bates attribuèrent ces incidents à la malchance. L'essentiel étant pour eux que les réparations soient effectuées sans qu'ils aient le moindre penny à verser. En décembre dernier, ce fut le tour des convecteurs électriques qui se mirent à lâcher les uns après les autres. Surchauffe, leur confirma l'électricien de l'agence Douglas en emportant les radiateurs dans sa camionnette. Toutes les résistances à changer. Dans une quinzaine de jours, ce sera rentré dans l'ordre, leur avait-il affirmé comme s'il avait voulu les rassurer. Et c'est ainsi que John et Virginie passèrent le réveillon de Noël recroquevillés sous une couette et jetant désespérément un regard sur le thermomètre dont le mercure refusait d'indiquer plus de huit degrés.


Mais les Bates aimaient leur appartement. Malgré tous ces désagréments, l'envie de déménager ne leur effleura même pas l'esprit. Du moins, pas à cette époque. Ce n'est que plus tard, qu'ils commencèrent à flairer l'arnaque: l'agence Douglas usant de stratagèmes douteux et déloyaux avait bel et bien l'intention de leur faire supporter les frais engagés pour les réparations par le biais de versements détournés. Les charges furent bientôt doublées et le montant du loyer entreprit une ascension vertigineuse. Les Douglas avaient informé John que tout était parfaitement légal. Que le prix du loyer était constamment recalculé suivant un index imposé. Cela ne l'empêcha pas de se rendre à l'agence, le mois dernier, pour leur faire part de son refus de payer davantage. Et John était rentré dans une telle colère, qu'il pensait avoir écarté ce problème une fois pour toutes. Il hésita pourtant à décacheter l'enveloppe... Puis il inspira profondément et se donna le courage de lire son contenu.


John n'en crut pas ses yeux. Ses mains se mirent à trembler nerveusement et son visage se voila d'une couleur pourpre. Il tourna rapidement les talons et enjamba deux par deux les marches de l'escalier qui le séparait de sa femme.


En arrivant à son niveau, il lui tendit la lettre dans un geste désespéré et se laissa tomber sur un fauteuil en soufflant, les bras ballants de chaque côté des accoudoirs comme s'il avait été ivre mort. - Ce n'est pas vrai ! s'exclama Virginie dégoûtée. Ils ont encore augmenté... - Oui ! répondit John d'un signe de tête. Ce n'est plus possible, il va falloir s'en aller... Virginie s'effondra en larmes et alla rejoindre John sur son fauteuil. - Allez, calme-toi, fit-il en lui caressant les cheveux. Après tout, ce n'est pas si grave... Tu te souviens de ce que l'on s'était promis lorsque nous nous sommes rencontrés ? De notre maison, avec son grand jardin où gambaderaient nos enfants ? Tu t'en souviens ? - Oui, dit Virginie d'une voix étranglée. - Et bien, je pense que c'est le moment de la rechercher. Si l'on arrive à trouver un viager valable, je suis certain qu'on ne paiera pas plus cher qu'ici. Peut-être même moins. - Un viager ? fit Virginie en se redressant. - Mon père m'en a parlé, il y a quelque temps. Pour lui, c'est la meilleure solution. C'est comme ça qu'il a acheté sa maison... A moitié-prix de sa valeur. Un coup de chance, si tu me permets l'expression: l'ancien propriétaire est mort tout juste sept ans après qu'ils aient signé le contrat. - C'est malsain, reprit Virginie. - Pas du tout ! Ca arrange tout le monde. D'un côté, les petits vieux sont ravis de gagner de l'argent et toi tu deviens propriétaire à moindre frais. Chacun s'y retrouve... - Tu crois vraiment ? demanda Virginie. - Mais c'est certain, tu n'as pas de soucis à te faire. D'ailleurs mon père est prêt à nous aider pour le bouquet... - Bon, c'est d'accord fit-elle en retrouvant le sourire. On va chercher un viager.


John prit sa femme dans ses bras et ils se mirent à danser une valse imaginaire, poussés par le souffle du renouveau. Puis, il jeta un regard sur sa montre, téléphona à la station et partit peu après, s'engouffrer dans le taxi qui l'attendait sur le pas la porte. Ce matin du premier juin, John ne prit pas l'autobus.




Peter Croford était certainement le spécialiste le plus qualifié pour ce genre de transaction. Il proposa aux Bates plus d'une vingtaine de maisons, répondant toutes à leurs critères de recherche: au moins deux chambres, un grand jardin, une cave et une exposition plein sud. Il leur conseilla toutefois la villa "My Dream", appartenant à Katia Loufnov, une vieille veuve de soixante-quinze ans, fille d'intellectuels russes ayant émigré lors de la Révolution. - Une bonne affaire! souligna Croford. Un bouquet et une rente peu élevés et entre nous soit-dit, à son âge elle n'en a plus pour bien longtemps ! Seule ombre au tableau: c'est un viager occupé. Il faudra vivre avec elle en attendant la fin... - Ca ne nous dérange pas ! répondit John en dévorant la photo des yeux. - Très bien ! conclu Croford. Je préviens immédiatement madame Loufnov que nous allons passer.


Quelques instants plus tard, Croford invita les Bates à le suivre. John décocha un clin d'oeil à Virginie. Elle le lui renvoya et il comprit que sa femme avait déjà adopté cette maison.


Katia Loufnov les attendait sur le bord de la route et envoya un signe de bienvenue lorsqu'elle vit s'approcher la voiture de Croford. L'excitation des Bates était à son comble et cet accueil les rassura.


Ils la saluèrent à leur tour et le premier contact fut encourageant. Katia était un petit bout de femme, toute courbée, affichant sur son visage le sourire d'une jeunesse passée. Elle était l'archétype des mamies-gâteaux dont rêvent les enfants. C'était une petite pomme ridée que l'on aurait volontiers croquée. Elle se plaisait aussi à conserver un léger accent russe qui lui apportait une touche d'exotisme et qui n'était certainement pas étranger au surnom que lui avaient donné les commerçants du quartier: la comtesse.


L'affaire fut rapidement traitée. Dès leur première visite, les Bates tombèrent littéralement amoureux de la maison. Quelque chose de magique s'échappait de ces murs épais et de ces hauts plafonds sculptés. Une quiétude indescriptible, comme un retour en arrière. Une sobriété totale, à la fois vierge et capiteuse.


John se voyait déjà régner en maître sur ce domaine. C'était exactement ce qu'il lui fallait : un endroit digne de sa personnalité. Et la comtesse n'était pas un obstacle à cette acquisition. Elle n'avait rien d'une vieille bigote qui leur aurait empoisonné la vie. Au contraire... Elle se mit en quatre pour leur paraître le plus agréable possible, allant jusqu'à autoriser les Bates à effectuer les aménagements qu'ils envisageaient et ce, de son vivant. La comtesse n'émit qu'une seule réserve sur une pièce: sa chambre. Elle souhaitait que personne ne touche à l'endroit où elle entreposait les archives de sa vie bien remplie. Ainsi, livres, photographies, lettres, peintures et bibelots ne devaient quitter ce lieu avant sa mort. C'était la seule condition. Les Bates promirent de respecter cette convention.


Trois jours plus tard, ils se retrouvèrent dans l'étude d'un notaire et y signèrent les papiers qui les rendraient officiellement propriétaires de la villa "My Dream", après le décès de Katia.




Cela faisait déjà deux mois que John et Virginie avaient aménagé chez la comtesse. Deux mois qu'ils savouraient la tranquillité, loin de l'agence Douglas. Et la cohabitation avec Katia se déroulait pour le mieux. En réalité, ils ne se voyaient pas beaucoup. Certes, ils avaient convenu de prendre leurs repas ensemble, mais la comtesse passait le plus clair de son temps cloîtrée dans sa chambre.


Virginie, enceinte de quatre mois, avait décidé d'arrêter de travailler. John, lui, partageait son temps entre le laboratoire et les menus travaux de sa future propriété.


Puis arriva le dix-sept août... John avait posé sa journée de congés. Pour rien au monde il aurait voulu être absent le jour de l'anniversaire de sa femme.


Les Bates passèrent l'après midi à décorer la maison et à préparer une petite fête pour le soir. A huit heures, ils proposèrent à la comtesse de se joindre à eux. Dans un premier temps, elle déclina leur invitation, prétextant n'avoir rien prévu pour l'occasion. Puis elle céda devant leur insistance. Il était hors de question qu'ils s'amusent en laissant Katia de côté.


Le dîner se déroula sous le signe de la bonne humeur, chacun y allant de sa petite anecdote et dégustant les plats fins, commandés chez un traiteur pour l'occasion. A la fin du repas, John se rendit à la cuisine en éteignant au passage la lumière du salon. Puis il réapparut quelques instants plus tard, en entonnant un cacophonique "Happy Birthday", les bras chargés d'un énorme gâteau en forme de coeur et surmonté de vingt-quatre bougies. Virginie, hilare, se mit à applaudir. John déboucha le champagne, puis plaça deux paquets-cadeaux devant l'assiette de sa femme: - Joyeux anniversaire, ma chérie! fit-il en lui glissant un baiser discret sur l'oreille. Ils portèrent un toast à la santé de Virginie. L'alcool leur monta à la tête... - Vas-y ! Ouvre ! lança John. Virginie posa sa coupe et déballa minutieusement ses cadeaux. - Une montre en or... Un voile en soie... Johnny, c'est trop ! fit-elle émerveillée. - Mais non, rien n'est trop beau pour toi ! reprit John fier de lui.


Katia les regardait fixement. Gênée... - Ca ne va pas ? lui demanda John. - Si, ça va très bien ! Seulement... je ne savais pas que c'était l'anniversaire de Virginie et... - Ne vous en faîtes pas ! fit John en la coupant. On ne vous a pas invité pour cela. - J'aimerais quand même marquer le coup, reprit-elle. Katia se leva et demanda à Virginie de tendre sa main gauche. Puis la comtesse retira la bague qu'elle portait à l'index et l'enfila sur un doigt que Virginie lui présentait. - C'est un vrai rubis, elle a beaucoup de valeur. Mon père me l'avait offerte pour mes vingt ans. J'avais pensé la donner à ma fille qui, elle même, l'aurait donnée à la sienne et ainsi de suite de génération en génération. Malheureusement je ne me suis jamais mariée... Alors vous... vous êtes un peu comme mes enfants... - Je ne sais pas si je peux l'accepter, fit Virginie en admirant sa main. - Comment ça ? fit Katia d'un air gentiment offusqué. Et ce n'est pas tout, j'ai un deuxième cadeau: à partir d'aujourd'hui, vous ne paierez plus la rente viagère... Les Bates échangèrent un regard empli de surprise. - C'est normal ! reprit la comtesse. Je ne vais tout de même pas faire payer mes enfants...




Un matin, la comtesse arriva en pleurs au petit déjeuner. Elle révéla aux Bates qu'elle avait fait tomber accidentellement le portrait de son père, posé depuis quarante ans à la même place sur son bureau. Dans sa chute, la petite toile avait rencontré un objet contondant et s'était déchirée. Même si ce tableau n'avait aucune valeur marchande, Katia y attachait une importance particulière. Elle avait dû adorer ses parents et, au-delà de la mort, elle s'efforçait de préserver un souvenir intact. Une mémoire fidèle.


John comprit que la chambre de Katia n'était pas un vulgaire débarras comme il l'avait cru en arrivant à la maison. Non... C'était une chapelle... C'était son monde. Et il comprit aussi que Katia ne vivait pas dans le présent. Que chaque objet rappelait à la comtesse les moments heureux de sa jeunesse. Ce n'était pas pour s'isoler que Katia s'enfermait des heures dans cet endroit, mais c'était tout simplement pour vivre au milieu des siens.


John se dit que rien ne remplacerait cette petite toile déchirée...




Septembre...


John était au laboratoire. La comtesse dans sa chambre. Virginie profitait des derniers rayons de soleil, allongée sur l'herbe du jardin. Soudain, une douleur violente la fit se redresser et elle poussa un cri. Le bébé commençait à manifester vivement sa présence.


Alertée par le bruit, la comtesse arriva en forçant le pas: - Qu'y a t-il Virginie ? demanda t-elle essoufflée. - Rien de grave, rassurez-vous. C'est le petit monstre qui commence à faire des siennes ! Puis elle lui présenta son ventre redondant: - Tenez, touchez ! Vous allez voir comme il cogne ! La comtesse posa ses mains sur le corps de Virginie. - Dites, il y va fort ! Ca va sûrement être un garçon ! Cette remarque amusa Virginie. Elle se demanda comment une vieille fille pouvait savoir une chose pareille.




Deux jours que la comtesse n'avait pas quitté sa chambre. Virginie lui avait proposé d'appeler un médecin mais elle avait refusé.


Pas besoin de ça ! lui avait répondu Katia. Je sais bien ce que j'ai. Elle expliqua qu'elle était victime de terribles crises d'angoisse durant la nuit et qu'elle n'arrivait à trouver le sommeil que durant la journée.


John la rassura. Il connaissait ce genre de problème sur le bout des doigts et il promit à Katia de lui rapporter un médicament du laboratoire.


Le soir venu John pénétra dans la chambre, tenant dans une main un verre d'eau et dans l'autre une boîte d'Axon, un puissant somnifère dont il avait participé à élaborer la formule. - Voilà ! fit-il en saisissant une gélule. Vous allez m'avaler ça un quart d'heure avant de vous coucher. Vous verrez, vous allez dormir comme un loir. - Ce n'est pas dangereux au moins ? demanda la comtesse. - Si vous respectez la dose, ça ne vous fera pas le moindre mal. Une gélule tous les soirs pendant un mois et vous retrouverez votre sommeil d'avant... - Une gélule, pas plus ! répéta la comtesse avant d'avaler le médicament.


Katia dormit parfaitement bien cette nuit-là. Elle se réveilla à dix heures le lendemain matin. Par la fenêtre de sa chambre, elle aperçut John affairé à creuser un trou juste devant la grille de la maison. Il lui avait demandé l'autorisation de construire un abri de jardin. Un débarras... Son monde à lui en quelque sorte. Et elle lui avait donné l' autorisation. Les Bates et la comtesse passèrent leur après-midi à jouer au Scrabble. Katia avait l'air plus détendue. Bien reposée.


Le lendemain matin, comme tous les lundis, John se rendit au laboratoire. Vers dix heures, un collègue vint le prévenir que sa femme venait de téléphoner et qu'il fallait rappeler chez lui de toute urgence. Ca a l'air grave lui avait-on dit. Virginie décrocha immédiatement: - John, c'est toi ? fit elle en larmes. - Oui, que se passe-t-il ? - C'est Katia, fit Virginie entre deux sanglots... Elle ne bouge plus... Elle est sur son lit, toute froide... je crois qu'elle est... - Appelle un médecin, fit John d'une voix chevrotante. Surtout ne touche à rien, j'arrive tout de suite.




Du bout de la rue, John vit qu'une voiture de police était garée devant chez lui. Le médecin appelé au chevet de Katia avait en effet trouvé bizarre de découvrir une boîte d'Axon totalement vide, cachée dans les draps de la morte. Et il avait préféré avertir les autorités. Virginie, voulant expliquer sa présence dans la maison, avait informé l'inspecteur Hilton de leur achat en viager. Et il y eut comme un déclic dans son esprit. Les gens de soixante-quinze ans ne se suicident que très rarement.


Hilton fit mettre des scellés sur la serrure de la chambre. Il emmena avec lui un cahier qu'il avait trouvé sur le bureau de la comtesse et qu'il avait déjà commencé à feuilleter avec intérêt. Puis il pria les Bates de le suivre au poste. John et Virginie trouvèrent étrange de devoir faire leur déposition chacun de leur côté. Puis Hilton les convoqua dans son bureau et commença la lecture du cahier de Katia en ne gardant que les pages qui l'intéressaient:


... 18 août: Des objets disparaissent. Je ne retrouve plus ma bague. Je ne m'en sépare pourtant jamais, sauf pendant la toilette. J'ai pensé que je l'avais oubliée à la salle de bain mais je ne l'ai pas retrouvée. C'est étrange... ... 19 août: Elle a volé ma bague. Cette petite garce a volé ma bague. Elle la porte sur sa main gauche. Elle ne la cache pas. Elle l'exhibe devant moi comme pour me narguer. J'ai peur de la lui demander. Elle est complètement folle... ... 29 août: Ils sont contre moi. Ils sont fous tous les deux. Ce matin la petite garce est venue dans la chambre. Elle croyait que je dormais mais j'étais éveillée. Elle a lacéré de coups de couteau le portrait de mon cher papa. Ils me cherchent. Ils veulent que je meure. Ils veulent la maison pour eux seuls. Et ma chambre pour leur progéniture. J'ai très peur... ... 4 septembre: Ils ne m'ont pas payé le loyer. C'est un signe... ... 12 septembre: Ils ne m'ont toujours pas donné d'argent. Je n'ose pas leur dire. Ils me tueraient tout de suite. La petite garce m'a fait toucher son ventre. J'ai senti son monstre à travers sa peau. C'était horrible. Elle a voulu me prévenir qu'il allait bientôt être là pour me remplacer... ... 19 septembre: Je n'arrive plus à trouver le sommeil. J'ai trop peur... ... 20 septembre: Il a creusé un trou dans le jardin. Je crois que c'est la fin. Il est décidé à me tuer...


- Ce sont les dernières lignes, fit Hilton en refermant le cahier. C'était pourtant bien vu le coup du suicide. Dommage que la comtesse ait eu des talents d'écrivain.


Les Bates furent immédiatement mis en état d'arrestation. Les empreintes laissées sur la boîte d'Axon confondirent John. Bien sûr la comtesse avait pris soin d'utiliser un mouchoir. De plus, on ne retrouva pas trace d'une ordonnance et John dut avouer que c'était bien lui qui avait apporté le médicament.


John fut pendu l'année suivante. Virginie purgea une peine de prison de cinq ans, pour complicité, pendant laquelle elle donna naissance à un petit William. Le portrait craché de son père.


Un sacré petit monstre, celui-là !




Frédéric Belin. Merci pour vos appréciations. Roman "On achève bien les cadavres" disponible sur Internet.



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