Philosophie : les mythes




Sujet : pouvons nous vivre sans mythes ?



     Le fait religieux semble être une composante des sociétés hu-
maines : toutes les civilisations pour lesquelles nous  avons  une
documentation  suffisante nous présentent un faisceau de conduites
et  de  croyances dans lesquelles nous reconnaissons ce fait. Même
des  sociétés  qui ne nous ont transmis aucun texte ont laissé des
traces  de  rites.  Le  terme latin de "religio" semble renvoyer à
l'idée  de  "lien" : ce serait le lien des hommes avec le divin et
par  voie  de conséquence le lien des hommes entre eux.  Qu'est-ce
que  le  sacré ?  Mélange d'effroi et de fascination, ce sentiment
d'étrangeté  est  rapporté  à une source énigmatique : l'autre que
l'homme,  l'autre  que  la nature, le "tout autre".  Le théologien
Rudolf  Otto  a forgé le terme de "numineux" pour distinguer cette
pure  émotion d'avec les croyances, jugements moraux, spéculations
théologiques,  associés  au  concept du sacré.  Le mythe trouve sa
place,  aux origines, dans le fait religieux.  Durant des siècles,
les  mythes  ont  été  omniprésents dans la vie des gens, ils fai-
saient office de référence.  Mais  la  notion de mythes n'a-t-elle
pas évolué au fil du temps ? Qu'est-ce que le mythe au sens moder-
ne ? Pouvons-nous vivre sans lui, le devons-nous ?



     Depuis plus d'un demi-siècle, les savants occidentaux ont si-
tué  l'étude  du mythe dans une perspective qui contrastait sensi-
blement  avec, disons, celle du XIXème siècle.  Au lieu de traiter
(comme leurs prédécesseurs) le mythe dans l'acceptation usuelle du
terme (en tant que "fable", "fiction", "invention"), ils l'ont ac-
cepté  tel qu'il était compris dans les sociétés archaïques, où le
mythe  désigne, au contraire, une histoire vraie et, qui plus est,
hautement  précieuse  car sacrée, exemplaire et significative. Or,
cette  nouvelle  valeur sémantique pose des problèmes : le mot est
utilisé  aussi bien dans le sens fiction/illusion que dans le sens
familier  des  ethnologues.  La définition du mythe est difficile.
Pour  Mircéa  Eliade, le mythe raconte une histoire sacrée , qui a
eu lieu dans le temps primordial, au temps fabuleux des "commence-
ments".  L'évènement  originel  a  eu  lieu en un temps étranger à
l'histoire, quand les dieux se mêlaient aux hommes, avant l'expul-
sion du paradis terrestre. Ce temps primordial est caractéristique
des  religions archaïques.  Il s'articule avec le temps historique
pour  les religions qui affirment l'historicité de leur fondateur,
Moïse,  Jésus,  Mahomet,  Siddhartha  (nom historique du Bouddha).
Néanmoins,  la commémoration des moments les plus significatifs de
cette  histoire  crée  dans  le temps profane des moments de temps
sacré, des moments où le ciel descend sur terre. Un mythe est tou-
jours le récit d'une création.  Les mythes décrivent les diversent
irruptions  du sacré (ou sur-naturel) dans le monde.  Le mythe ga-
rantit  à l'homme que ce qu'il se prépare à faire à déjà été fait,
il  l'aide  à chasser les doûtes qu'il pourrait concevoir quant au
résultat  de  son  entreprise.  Gabriel Marcel, dans "Homo viator"
(1944),  écrit : "l'humain n'est autentiquement l'humain que là où
il est soutenu par l'armature incorruptible du sacré". Ricoeur af-
firme  que pour nous, modernes, le mythe est seulement mythe parce
que  nous  ne  pouvons  plus relier ce temps à celui de l'histoire
telle  que  nous l'écrivons selon le méthode critique, ni non plus
rattacher les lieux du mythe à l'espace de notre géographie; c'est
pourquoi  le  mythe ne peut plus être une explication; exclure son
intention  étiologique  (qui recherche les causes), c'est le thème
de toute nécessaire démythologisation. Mais en perdant ses préten-
tions explicatives, le mythe révèle sa portée exploratoire et com-
préhensive, ce que nous appellerons sa fonction symbolique, c'est-
à-dire  son pouvoir de découvrir, de dévoiler le lien de l'homme à
son  sacré.  Aussi paradoxal qu'il paraisse, le mythe, ainsi démy-
thologisé  au contact de l'histoire scientifique et élevé à la di-
gnité de symbole, est une dimension de la pensée moderne.

     Certains  "comportements mythiques" survivent encore sous nos
yeux.  Non  qu'il  s'agisse  de  "survivance"  d'une mentalité ar-
chaïque.  Mais certains aspects et fonctions de la pensée mythique
sont  constitutifs  de  l'être humain.  Le prestige de "l'origine"
(importantes  dans les sociétés archaïques) a survécu dans les so-
ciétés  européenne.  Avoir une "origine" bien établie, cela signi-
fiait, en somme, se prévaloir d'une origine noble. "Un peuple sans
histoire  est  comme s'il n'existait pas".  Cela peut expliquer le
mythe  raciste de l'aryanisme : il représentait l'ancêtre "primor-
dial"  et  le  "héros"  noble.  Pour sa part, Marx à repris un des
grands mythes eschatologiques du monde asiano-méditerranéen, à sa-
voir  le  rôle  rédempteur  du juste (de nos jours de prolétariat)
dont les souffrances sont appelées à changer le statut ontologique
du  monde.  Marx  l'enrichit  de  toute  une idéologie messianique
judéo-chrétienne : le rôle prophétique et la fonction sotériologi-
que  accordés  au  prolétariat,  la lutte finale Bien/Mal (conflit
apocalyptique entre Christ et Antéchrist).  Il reprend aussi l'es-
poir d'une fin absolu de l'Histoire.

     Aujourd'hui,  les structures mythiques des images et des com-
portements  sont  imposés  aux collectivités par la voie des mass-
médias. Les personnages de B.D. ("comics" aux U.S.A.) représentent
la  version  moderne  des héros mythologiques ou folkloriques; les
lecteurs  s'identifient  à  eux,  protestent  quand  ils "meurent"
(exemple: Sherlock Holmes)...  Superman, malgré des apparences hu-
maines,  un comportement timide, effacé... se révéle être un super
héros.  Ce  camouflage  humiliant d'un héros est un thème mythique
bien  connu :  il satisfait les nostalgies secrètes de l'homme mo-
derne qui, déchu et limité, rêve de se révéler un jour un "person-
nage exceptionnel", un "héros"...  Le roman policier représente la
lutte  entre  le  Bien (détective) et le Mal (criminel) où le lec-
teur,  par un processus inconscient de projection ou d'identifica-
tion, participe à l'histoire.  D'où,  par exemple, le grand succès
des "livres dont vous êtes le héros" et autres "jeux de rôle".  La
voiture,  pour  sa part, fait office de déesse, les mannequins qui
la présentent étant les prêtresses. Il y a aussi le mythe de l'ar-
tiste damné, qui avait obsédé le XIXème siècle et qui est, aujour-
d'hui,  périmé.  Il  doit se conformer à son image mythique d'être
étrange, toute innovation est décrétée géniale.

     Par  l'intermédiaire  de la lecture (de romans), on "sort" du
temps  historique  et  personnel,  vers  un temps fabuleux, trans-
historique.  Il  (le  roman) n'a pas accès au temps primordial des
mythes  mais,  parce  qu'il raconte une histoire vraisemblable, le
temps historique est pourtant dilaté. C'est toujours la même lutte
contre  le temps, le même espoir de se délivrer du poids du "temps
mort",  du  temps  qui écrase et qui tue.  Pour Roland Barthes, le
mythe, aujourd'hui, est une parole.  Sujet de communication, c'est
un message.  Il ne saurait être un objet, concept... c'est un mode
de signification, une forme. Le propre du mythe est de transformer
un sens en forme, c'est toujours un vol de langage. Notre vie quo-
tidienne se nourrit de mythes: catch, auto, publicité... qui bien-
tôt  nous  débordent.  Si notre société est objectivement le champ
privilégié  des significations mythiques, c'est parce que le mythe
est  formellement  l'instrument le mieux approprié au renversement
idéologique qui la définit: à tous les niveaux de la communication
humaine,  le  mythe  opère  le  renversement  de  l'anti-physis en
pseudo-physis.  Le  mythe  est une parole dépolitisée.  Comme nous
l'avons vu, les mythes sont omniprésents dans notre société. Cons-
ciemment  ou  pas, nous vivons avec des mythes puisque nous vivons
dans la société. Ces mythes représentent des liens entre la socié-
té et les hommes mais également entre les hommes.  Le mythe est un
repère,  une preuve de "déjà fait" comme l'explique Mircéa Eliade,
un remède contre le doute. Dans notre société, à la fois basée sur
la  communication de masse (publicité, Internet...) et l'anonymat,
l'homme veut s'évader, se révéler. Tout ce qui fait envie peut de-
venir un mythe. Face aux difficultés quotidienne, l'homme en vient
à  regretter  le  Paradis qu'il a été obligé de quitter, telle une
âme  tombée de son lieu naturel dans la matière.  Freud interprète
cette  situation  comme  une  détresse enfantine qu'un adulte doit
pouvoir  surmonter.  Certes,  on  peut refuser les mythes, mais il
faut  alors  sacrifier  son appartenance à la société...  Au fond,
peut-être  y a-t-il en chacun de nous définitivement un enfant qui
a peur du noir, un Petit Poucet perdu dans les bois. A l'homme dé-
sorienté, le mythe apporte des repères, à l'homme en proie au ver-
tige, le rite apporte des règles.  D'ailleurs, pour Mircéa Eliade,
"on  ne peut vivre longtemps dans le vertige provoqué par la déso-
rientation". Nous avons besoin de "l'opium du peuple" pour repren-
dre un terme de Karl Marx.



     Le mythe raconte donc une histoire sacrée, qui a eu lieu dans
le  temps  primordial,  au  temps fabuleux des "commencements" (ab
initio). Le mythe garantit à l'homme des repères, il lui permet de
chasser  ses  doutes.  Certains mythes anciens survivent encore de
nos  jours;  mais surtout, notre société quotidienne se nourrit de
mythes : catch, automobile, publicité, self-made-men...  Notre so-
ciété est objectivement le champ privilégié des significations my-
thiques.  Nous  vivons  donc en permanence entouré de mythes.  Ils
nous  donnent des points de repères, nous offre une "évasion" (ro-
mans)... Ils nous orientent... Mais surout, ils sont un lien entre
l'homme et la société, et entre les hommes. Nous pouvons les refu-
ser,  vivre sans eux, mais cela implique de quitter la société, de
vivre  en  marge de celle-ci.  Or, comme l'a dit Aristote, l'homme
est  un animal politique [du mot grec "polis" qui signifie "cité"]
(dans le sens où il doit vivre en société, il est fait pour cela).
Et,  "l'homme qui est dans l'incapacité d'être membre d'une commu-
nauté, ou qui n'en éprouve nullement le besoin parce qu'il se suf-
fit  à  lui-même, ne fait en rien partie d'une cité, et par consé-
quent est ou une brute ou un dieu"...



                                                      Cédric/QueST



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