Un petit peu de philosophie économique


Par Cédric/QueST



Non ! Non ! Ne partez pas ! Je sais, la philo est un supplice pour beaucoup de ceux qui en ont fait (si, si !), mais bon, il me faut rentabliser ce devoir tapé de 19h à 22h30 en ce jour béni du 4 Mars 1996. Pour information, le sujet a été inventé par mon prof de philo dont le but est de nous torturer psychologiquement (eh oui ! en Prépa HEC on a de la philo [en fait, cette philo a pour but de nous rendre plus "humain" car je peux vous assurer que dans la classe, c'est l'équivalent de la World Company, voire même pire, genre exploiteurs d'enfants asiatiques dans les mines de sel -humour !- ]) : ce mec est un sadique fini. Enfin... ! Il faut porter sa croix ! Au fait, à l'heure où j'écris ce texte, je n'ai pas encore ma note, donc on peut faire un petit jeu : notez le texte et l'on verra la différence avec mon tortionnaire nazi. Un conseil en cas : baissez de 3 points la note initiale (pour être plus près de la vérité).


Le sujet était : "De quelle liberté parle le libéralisme ?"



Le mot liberté se rapporte à bien des situations diverses et, chaque fois, il prend un sens différent; il revêt en tous ses sens une forte charge affective. D'où l'ironie impatiente de Valéry à l'égard de ce mot qui "chante" mais "qui a fait tous les métiers". Pour trouver une définition suffisamment large pour s'adapter à toutes les formes de liberté, nous sommes obligés d'utiliser une négation : la liberté est l'absence de contrainte. On parlera dès lors des libertés, le mot liberté se mettra au pluriel, car il y a autant de libertés que de contraintes dont on s'affranchit. Ainsi, un des plus grands courants économiques, le courant libéral, qui naquit au XVIIIème siècle, fait l'éloge de la liberté. En effet, au travers du libéralisme économique, le courant fondé par Adam Smith, un philosophe anglais, base sa théorie sur la liberté de chacun. Mais, comme nous l'avons vu, la Liberté n'existe pas : il existe des libertés. On peut donc se demander de quelle liberté parle le libéralisme.


Selon le libéralisme économique, l'Etat ne doit pas intervenir dans la vie économique. Chacun doit pouvoir fonder une entreprise et en tirer des bénéfices. Les théoriciens du libéralisme sont donc partisans de la libre concurrence et de la propriété individuelle. Né au XVIIIème siècle, par réaction contre l'ancien régime, où la vie économique était soumise à l'Etat, le libéralisme économique oppose à l'Etat de règlementation l'état de nature. Il n'y a qu'à laisser jouer les lois naturelles pour arriver aux meilleurs résultats. C'est le "laisser faire, laisser passer" de Gournay. L'attrait du bénéfice et la libre concurrence stimuleront la production. La loi de l'offre et de la demande la règlera. Ces thèses se retrouvent chez les physiocrates, chez Gournay, Quesnay, Turgot, Smith, Leroy-Beaulieu, etc... Smith, également, au travers de la "main invisible", qui ajuste offre et demande, montre que l'intérêt général découle de l'intérêt privé : en recherchant sa satisfaction personnelle, en étant égoiste, nous travaillons sans le savoir pour l'intérêt collectif; en effet, Smith raisonne sur un agent économique rationnel, l'homo oeconomicus, qui cherche à maximiser son plaisir (utilité) et limiter sa peine (désutilité), et qui réfléchit avant de faire un choix. Il rejoint en ce sens Bernard de Mandeville qui montre la même chose au travers de la "Fable des abeilles". Pour eux, plus grande est la liberté meilleur est le résultat. Or, la liberté, si elle est le pouvoir de faire ou de ne pas faire, de poser des actes imprévisibles, suppose la contingence, c'est-à-dire l'absence de nécessité. Alain notait à ce sujet que "donner une preuve de la liberté tuerait la liberté". Lorsque, en 1859, John Stuart Mill revient au fondement de la question de liberté, c'est toujours le problème de la tension entre autorité et indépendance individuelle qui nourrit son interrogation. Lors même que la première génération libérale avait placé ses réflexions sous le signe d'une méfiance à l'égard du pouvoir et d'une problématique de sa limitation, le lieu commun de la politique contemporaine est d'oublier cette réserve pour rechercher l'identification entre peuple et gouvernement. Avec, pour corollaire que sous hypothèse de cette identité, la nation n'a de manière générale "nul besoin d'être protégée contre sa propre volonté" et qu'il est donc vain d'admettre une limite à ce que peut faire un gouvernement. C'est bien le raisonnement utilitariste de Bentham, saisi en ses mécanismes essentiels et comme archétype d'un certain radicalisme, qui est visé. Réduite à l'essentiel, la démarche utilitariste qui sous-tend le modèle de la "démocratie pure représentative" défendue par Jeremy Bentham et James Mill (père de John Stuart Mill) repose sur la recherche d'une maximisation du bohneur collectif. A l'origine, l'idée suivant laquelle l'objectif de toute philosophie sociale est d'inventer les conditions du "plus grand bonheur de tous les individus". Mais cet objectif se heurte aussitôt au constat de l'universalité de l'amour de soi, de l'égoisme individuel, réalité qui rend vaine l'idée d'une harmonie spontanée, absolue et naturelle des intérêts, telle qu'imaginée notamment par Adam Smith. Force est alors d'imaginer la construction de cette harmonie, la fabrication par des mécanismes appropriés d'une "harmonie artificielle des intérêts". Telle est la fonction première de la politique : réaliser une coincidence entre intérêts particuliers et intérêt général, c'est-à-dire procéder artificiellement à l'identification entre le peuple et les gouvernants. A terme, une telle vision substitue donc à la séparation horizontale des pouvoirs selon la perspective libérale des contre-poids, des 'Checks and balances', une construction horizontale des mécanismes politiques dont l'enjeu principal est la production d'une utilité collective maximale. C'est précisement ce type de construction que critique Mill à partir de ce présupposé essentiel : l'idée qu'il soit possible de définir quelque chose comme un bonheur collectif en tant qu'objectif régulateur de l'activité politique et de l'organisation sociale. On comprend en effet les dérives d'un tel principe. En tant que vision globale de la société, il admet la primauté du tout sur les parties, au risque, du point de vue des préoccupations qui guident John Stuart Mill, d'entrainer le sacrifice de l'indépendance individuelle au motif de la satisfaction d'un standard de bien-être collectif. De même, d'un point de vue politique, il repose sur l'existence d'une instance habilitée à définir une norme d'utilité valable pour l'ensemble de la société et assigne au gouvernement une fonction de réalisation du bonheur du plus grand nombre comme approximation du plus grand bonheur de tous. A ce projet, Mill oppose alors l'idée d'une tension contradictoire entre les valeurs de l'utilité collective et de l'autonomie individuelle. En effet, "il n'y a pas de raison pour que toute existence humaine doive se construire sur un modèle unique ou sur un petit nombre de modèles". En affirmant l'unicité des projets individuels afin de protéger la liberté contre les interférences de la société, en supposant que chacun réalise sa liberté au travers d'un plan d'existence, une telle construction cherche donc à inverser les signes de la relation utilitariste entre le public et le privé. Elle ouvre alors la voie à une conception de la société comme espace commun de relation permettant l'agencement des autonomies individuelles au lieu de viser la réduction de leurs différences à une unité sociale. On retrouvera un raisonnement analogue dans la 'Théorie de la justice' de John Rawls qui réduit la portée du principe d'utilité à un critère de choix permettant à l'individu de 'hiérarchiser ses revendications concurrentes', mais l'exclue de la réflexion globale sur l'organisation sociale. Ce qui veut dire que le passage du privé au public, de la poursuite de l'individu par ses propres fins librement choisies au point de vue de la société, ne peut s'effectuer à partir de la définition d'un bonheur collectif qui risquerait de s'imposer au détriment des libertés fondamentales. Mill retrouve l'idée centrale du libéralisme politique : "il existe une limite à l'ingérence légitime de l'opinion collective dans l'indépendance individuelle", l'incertitude demeurant quand à cette ligne de partage. D'ou le fait que le lien social ne peut être réfléchi que sous forme de problème : celui du "juste milieu entre indépendance individuelle et contrôle social". Un problème qui doit s'analyser comme celui de la recherche d'une double limite : à l'intervention de la société et de ses instances dans la sphère individuelle privée; mais aussi à l'indépendance de chacun en raison de celle d'autrui. Le libéralisme repose donc sur la liberté de pensée et de discussion, sur l'individualité et sur une autorité limitée de la société sur l'individu. Pour Hayek, l'ordre naturel est supérieur à l'ordre imposé. Pour Mill, cependant, la notion de liberté contient en elle-même sa propre limite, sous la forme de la réciprocité et du fait que l'autonomie accordée à chaque individu doit être compatible avec la même autonomie pour tous les autres. D'ou la formulation définitive du lien régissant la relation de l'individu à la société : "la seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l'empêcher de nuire aux autres". Cette liberté s'étend en trois dimensions : autonomie individuelle potentiellement illimitée, limite posée par l'existence d'autrui et la compatibilité qui doit en résulter, association entre les libertés individuelles mais aussi recherche de la coopération au sein de la société. Ceci fait que toutefois Adam Smith préconisait un Etat minimum, un Etat régalien. De même, au sein du courant libéral (classiques, néo-classiques...), il existe des différences sur cette liberté, sur l'intervention de l'Etat. D'un coté, on voit des libéraux qui préconisent une plus grande intervention de l'Etat (donc moins de liberté au sens du libéralisme), de l'autre au contraire de nouveaux courants qui sont pour une Etat encore moins présent : c'est le cas des anarcho-capitalistes, dont un des chefs de file est David Friedman (fils de Milton Friedman, prix Nobel d'Economie en 76) et qui pronent la suppression pure et simple de l'Etat, une sorte de retour à un Etat de nature, dans le but de remplir les conditions nécessaires à la "concurrence pure et parfaite" (condition plus idéale que réaliste sur laquelle repose la thèse libérale) et dans laquelle le postulat libéral est irréfutable. Le courant libéral a tendance de plus en plus à se diviser sur ce point.


Pourtant on ne saurait négliger les défauts du libéralisme économique. Il n'est aujourd'hui pas possible de croire que la Nature règle tout pour le mieux, et que la formule "laisser faire, laisser passer" soit le dernier mot de l'économie. En fait, le libéralisme économique (et le socialisme) sont des doctrines théoriques : au contact des faits, et des difficultés concrètes, se sont constituées bien des thèses intermédiaires ou éclectiques. On arrive ainsi à l'économie dirigée, et même à l'Etatisme. Et nul ne saurait contester qu'il faut que l'homme dirige l'économie, et ne se laisse pas mener par elle. Mais, pour Stuart Mill, "la valeur d'un Etat, à la longue, c'est la valeur des individus qui le composent; et un Etat qui sacrifie les intérêts de leur élévation intellectuelle à un peu plus d'art administratif - ou à l'apparence qu'en donne la pratique - dans le détail des affaires; un Etat qui rapetisse les hommes pour en faire des instruments dociles entre ses mains, même en vue de bienfaits, un tel Etat s'apercevra qu'avec de petits hommes, rien de grand ne s'aurait s'accomplir, et que la perfection de la machine à laquelle il a tout sacrifié n'aboutit finalement à rien, faute de cette puissance vitale qu'il lui a plu de proscrire pour faciliter le jeu de la machine".



Vous êtes toujours vivant ? Si oui bravo : maintenant vous êtes capable d'affronter n'importe quelle torture mentale (Jordy, Jeanne Calment, Jacques Martin, Dave...) de type satanique. Si vous avez compris plus de 15 lignes de ce texte, bravo : vous pouvez aller chez Pivot.


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